Le niveau 4 du modèle de Kirkpatrick cherche, en effet, à évaluer toute action de formation en fonction de la valeur qu’elle a ou va apporter dans l’entreprise où elle est mise en œuvre. Concrètement, le résultat estimé peut porter, soit sur les revenus que l’action de formation est susceptible de créer, soit sur l’économie qu’elle permettra de faire sur certains coûts.
Or, si on comprend bien que toute fonction de l’entreprise (y compris les fonctions supports telles que le service RH/Formation) appartient à une chaîne de valeur destinée à créer un avantage concurrentiel (confère les travaux de Michael Porter, dans les années reaganiennes), on peut toutefois se demander si la formation, qui se préoccupe essentiellement de l’humain, doit obéir à cette injonction… Si l’on répond positivement, alors il faut admettre que l’objectif est de monétiser systématiquement l’humain, ses comportements, ses connaissances, de lui donner un prix afin, finalement, d’en faciliter la marchandisation et la mise en rayon… C’est un choix de société qui appartient à chacun.
Ces considérations ne sont pas sans alternatives concrètes pour les Directions Formation animées du désir de lutter contre cette mise en rayon. Notamment, l’usage qu’elles font du modèle de Kirkpatrick pourrait (devrait) se limiter à ses trois premiers niveaux. Finalement, on attend des services formation qu’ils contribuent à façonner la connaissance et les comportements des employés pour qu’ils puissent valablement participer à la chaîne de valeur que nous évoquions plus haut. Le constat (réalisé au niveau 3 du modèle) que le changement s’est bien opéré devrait suffire au leadership, pour peu que l’analyse des besoins ait été sérieusement effectuée en amont et que chaque partie puisse alors sereinement analyser un ROE (Return on Expectations).
Ayons le courage d’aller plus loin dans ce sens : si toute l’entreprise doit se contraindre aux indicateurs de performance dictés par le département financier, lesquels indicateurs ruissellent ensuite sur toutes les autres fonctions, on pourrait étendre « l’exception formation » débattue ici à l’ensemble des entités de l’organisation, et abandonner aux financiers le privilège de produire les tableaux de bord (dont on ne nie pas la nécessité).
Dans cette version du monde de l’entreprise, la mesure (KPI) ultime de toute activité de l’entreprise (hormis la finance) se réduit au score de satisfaction des interlocuteurs internes et externes :
- Se battre pour obtenir les meilleurs NPS (Net Promoter Score) auprès d'autres fonctions de l’entreprise, pour faire ainsi du service formation l’entité la plus fortement recommandée dans l’entreprise… Ne serait-ce pas là une tâche autrement noble, soutenable et créatrice de valeur que la poursuite d’une rentabilité fluctuante qui se fait potentiellement au détriment des apprenants comme des membres du service formation lui-même ?
- Se battre pour les meilleurs scores NPS auprès des clients privés, publics, clients intermédiaires, client finaux, fournisseurs, etc. N’est-ce pas une aspiration plus noble, soutenable et créatrice de valeur que la poursuite d’un volume d’affaires courtermiste (lui aussi fluctuant), parfois au détriment des consommateurs ?
Engendrer un authentique désir de « travailler avec » ou d’acheter tel produit voit plus loin que la simple génération d’indicateurs monétaires. Les grands innovateurs (Steve Jobs, Elon Musk, et d’autres) le savent, qui n’ont jamais transigé sur leur vision : la puissance de la marque (Apple, Tesla, SpaceX) et le désir d’identification (des collaborateurs comme des clients) dépassent de mille coudées l’objectif d’une simple création monétaire. De son côté, l’entreprise Patagonia s’autoproclame une « uncompany », une entreprise dont la priorité n’est pas de « faire de l’argent » mais de rendre ses employés heureux (« Leveling Up », de Ryan Leak). Ni Apple, Tesla ou Patagonia ne s’empêchent, pour autant, bien évidemment, de tenir leurs finances à travers le suivi d’indicateurs de performance financière rigoureux, et d’être des leaders mondiaux sur leur marché.
La lutte contre l’habitude bien ancrée de monétiser les actions de formation prendra du temps. Mais, les paresses à bouger ne doivent pas empêcher qu’on se pose la question : est-il encore pertinent d’estimer la rentabilité financière de la formation, alors que l’obsolescence des compétences s’accélère ? Cette accélération rend-elle seulement possible de faire ce calcul financier ?
Se poser la question, c’est un pas de côté pour éviter que les chiffres et la rentabilité, dont on reconnaît qu’ils sont indispensables à l’entreprise, s’immiscent dans un espace, celui de la formation, qui constitue peut-être l’un des derniers soutiens de la santé mentale et du bien-être des employés.
La santé mentale et le bien-être ne garantissent-ils pas, in fine, la performance des employés, et donc celle de l’entreprise ?
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