Brandon Carson, Chief Learning Officer chez Docebo, prône une rupture avec les approches massifiées de formation. Il défend une vision où les équipes L&D deviennent des « architectes d'expériences d'apprentissage » grâce à l'IA. Fin du modèle industriel des années 50 : la formation doit s'intégrer au flux de travail et répondre aux besoins spécifiques de chacun. Une révolution qui exige des infrastructures de données solides et une nouvelle posture. Car l'objectif n'est pas de remplacer l'humain mais de le « magnifier » en développant ses compétences irremplaçables.
Vous affirmez que l’avenir de la formation repose sur une logique de « scale to one », à l’opposé des approches massifiées. Comment cette vision transforme-t-elle concrètement le rôle des équipes L&D (Learning & Development) dans les organisations ?
Brandon Carson : Imaginez que l'on s'éloigne de ces grandes séances de formation génériques souvent déconnectées de votre travail quotidien : c’est justement ce que propose l’approche « scale to one ». Les équipes L&D cessent de créer des cours pour tous pour se muer en « architectes d'expériences d'apprentissage personnalisées » capables de produire des parcours d'apprentissage spécifiquement adaptés aux besoins et aux objectifs de chacun.
Cela passe, comme vous le dites, de « plonger en profondeur dans les données » ?
Brandon Carson : Oui, en utilisant l'IA pour comprendre les lacunes individuelles en matière de compétences et recommander les ressources pédagogiques les plus pertinentes. L’apprenant est ainsi placé au cœur d’un apprentissage intégré à son flux de travail, à la manière d’un guide utile au moment où il en a besoin. L'accent est mis sur l'amélioration réelle des performances, plutôt que sur la simple réalisation d'un cours. Pour y parvenir, les équipes L&D construisent des systèmes de coaching et de mentorat évolutifs, pilotés par une IA qui personnalise les conseils. Les équipes formation seront de plus en plus chargées de concevoir ces expériences d'apprentissage en s’appuyant sur l’analyse des données, voire sur les sciences comportementales. Elles doivent veiller à développer ces nouvelles compétences.
Une rupture, en somme, avec une approche RH souvent encore marquée par un héritage industriel des années 1950 ?
Brandon Carson : Nous devons nous libérer de l'ancien modèle RH de l'ère industrielle, qui traite l'apprentissage comme un événement séparé et occasionnel. Connecter la formation au travail réel et à la performance opérationnelle suppose de l’intégrer à la stratégie business. L'apprentissage est une brique essentielle de la manière dont nous accomplissons nos tâches, et non une réflexion après coup ! Le cloisonnement entre RH, formation et business doit disparaître pour que l’information puisse mieux circuler et que la collaboration s’installe. Il faut donc passer d’une simple formation au renforcement des compétences, c'est-à-dire privilégier la formation tout au long de la vie professionnelle plutôt que de planifier de simples sessions périodiques. Dans cette optique, l’agilité pédagogique devient cruciale : les équipes formation doivent pouvoir s’adapter rapidement aux besoins changeants de l'entreprise. L'IA et l'automatisation jouent déjà un rôle considérable pour aider les collaborateurs à se former juste à temps, avec les connaissances dont ils ont besoin au moment précis. Il s’agit d’un changement de mindset, d’état d’esprit, notamment chez les dirigeants pour qui l'apprentissage doit devenir un processus continu et intégré, et non, je le répète, une série d'événements isolés.
Revenons à l’IA… quels sont les freins à son adoption ?
Brandon Carson : Il faut se méfier des modes ! Le véritable défi n’est pas dans le choix du dernier outil, mais de son utilisation. Nous constatons souvent qu’il manque cruellement une infrastructure de données solide. En effet, nombre d’entreprises manquent tout simplement des données structurées nécessaires, dont l’IA se nourrit, pour personnaliser l'apprentissage. Par ailleurs, les entreprises doivent progresser en matière de « digital literacy »… Collaborateurs, managers, dirigeants : il est nécessaire que chacun comprenne comment fonctionne l'IA et comment elle formule ses recommandations. C’est une condition essentielle pour instaurer la confiance. Aux équipes L&D d’évoluer dans cette direction en facilitant l’usage de l'IA, notamment en matière de gouvernance éthique, car l'IA doit être utilisée de façon responsable et sans biais. Enfin, il faut s’assurer que l'apprentissage piloté par l'IA soit directement aligné sur les KPI business, pour améliorer la productivité plutôt que de créer des distractions ! En substance, l'efficacité de l'IA dépend de la capacité de l'organisation à embrasser le changement, à faire confiance à la technologie et à construire une culture d'apprentissage axée sur les données.
Vous donnez l’exemple d’un assistant IA qui vous aide à comprendre une analyse de données complexe…
Brandon Carson : Dès aujourd’hui, un coach personnel alimenté par l'IA peut jouer le rôle d'un assistant d'apprentissage à la demande, rendant les informations complexes plus accessibles. Cela peut signifier qu’un vendeur ou un chef des ventes, par exemple, obtienne de l'aide pour comprendre une analyse des ventes sans être expert en données. Ces « coachs IA » peuvent fournir une assistance en temps réel, alors que les tâches sont en cours d’exécution. Ils peuvent également créer des parcours d'apprentissage adaptés aux aspirations personnelles d’évolution de carrière. Les employés peuvent interagir naturellement avec l'IA grâce à des interfaces conversationnelles, de type chatbot ou assistant vocal. Ces coachs IA ne remplaceront pas le mentoring humain. Ils en augmenteront les capacités, pour offrir une assistance juste à temps et alléger la charge cognitive.
Justement, vous soutenez que l’IA ne doit pas viser à remplacer l’humain, mais à le « magnifier » !
Brandon Carson : Il faut garder à l’esprit que l'IA doit améliorer le travail humain, non le remplacer ! Des domaines comme la créativité, l'intelligence émotionnelle, la prise de décision éthique et l'établissement de relations sont ceux dans lesquels les humains excellent. Les équipes L&D doivent se concentrer sur le développement de ces compétences humaines irremplaçables. Cela signifie fournir une formation à la pensée critique et à l'adaptabilité, créer des opportunités d'apprentissage expérientiel pour renforcer ces compétences, et développer la maîtrise du numérique afin que les employés puissent travailler efficacement aux côtés de l'IA. Nous devons également tirer parti de l'IA pour libérer du temps aux tâches centrées sur l'humain, qui requièrent nos capacités uniques. En fin de compte, le département L&D joue un rôle crucial dans la formation d'une « main-d'œuvre augmentée par l'IA », garantissant une collaboration efficace entre humains et machines.
|