Sarah Lenoir (fondatrice, cabinet d’avocats Alkeemia) est une des meilleures spécialistes de l’accompagnement juridique des organisations engagées dans leur transformation digitale. Elle revient sur les précautions à prendre dans divers usages de l’Intelligence Artificielle générative appliquée à la formation, en prélude à son intervention à la Conférence 2023 des Lauréats du Digital Learning. Salutaire !
De votre point de vue de juriste, quels sont les principaux enjeux de l'AI générativre ?
Sarah Lenoir : Le développement et l’utilisation croissante des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) générative doivent répondre à trois enjeux majeurs : l’innovation et la transformation ; la préservation des droits ; la limitation des risques. Ces enjeux valent pour la formation comme pour toute activité où l’IA fait irruption ; ils ne doivent jamais être perdus de vue.
Quelles sont les données dites « sensibles » dans l’usage de l’Intelligence Générative ?
Sarah Lenoir : L’usage des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) générative implique la collecte et le traitement « en input » d’un grand nombre de données d’entraînement. Dans le contexte de l’IA générative, les données dites « sensibles » font référence à des données protégées par un droit privatif ou un droit de la personnalité telles que : les données protégées par un droit de propriété intellectuelle (textes, images, sons, marques, dessins, etc.)1, les données à caractère personnel, les données relevant du droit à la vie privée (image, voix), les données confidentielles ou relevant du secret des affaires, les bases de données.
Les données « non sensibles » sont celles dites « libres de droit » et relevant du régime de l’ouverture des données publiques (au sens du Code des relations entre le public et l’administration) ou encore celles ouvertes au public volontairement (sous licence open source par exemple). Attention toutefois, une donnée accessible librement, comme un profil public sur un réseau social, n’est pas pour autant librement réutilisable ; les réseaux sociaux et de nombreux sites web interdisent l’usage de robot et de techniques de webscrapping, et la personne n’autorise pas pour autant la réutilisation de ses informations.
Est-ce qu’un contenu de formation, quel qu’en soit le format, produit grâce à l’IA générative peut être considéré comme une œuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur ?
Sarah Lenoir : Il est important de distinguer entre, d’une part, les créations assistées par le SIA générative (l’outil est au service de l’auteur) et, d’autre part, les créations générées par le SIA générative, le système produisant automatiquement un contenu à partir des bases de données entrantes et du modèle entraîné. Dans ce second cas, le contenu de formation ne peut, en l’état du droit, de la philosophie du droit d’auteur et des critères de protection, être considéré comme une œuvre de l’esprit protégeable. En effet, l’expression créative doit être l’œuvre d’un esprit humain pour ouvrir à une protection par le droit d’auteur. S’il n’existe pas encore actuellement une décision d’un tribunal français sur ce sujet, on peut se référer à l’argumentaire du tribunal fédéral du district de Colombia (USA) dans sa décision du 18 aout 2023 qui confirme la position de l’US Copyright refusant l’enregistrement d’une production visuelle (« A recent entrance to paradise ») générée de manière autonome par un système d’IA (SIA Dabus conçu par Stephan Thaler) et sans intervention humaine.
Est-ce qu’un contenu de formation seulement « assisté par l’IA » peut être considéré comme une œuvre collective ?
Sarah Lenoir : Qualifier une œuvre créée en collaboration par un humain et une machine d’œuvre collective ou de collaboration au sens du Code de la propriété intellectuelle (L.113-2), revient à considérer l’IA comme un auteur à part entière ! Or, comme on l'a vu, la jurisprudence considère que seul un esprit humain peut faire œuvre de création. Sauf à considérer que le concepteur de l’IA a cette qualité d’auteur, ces qualifications d’œuvre collective ou de collaboration ne semblent pas, en l’état des textes français et européens, applicables. J’insisterai ici sur le fait, qu’à ce jour, il n’y a à ce jour pas de jurisprudence en France sur la protection des œuvres créées à partir d’un SIA. Cependant, par analogie avec les décisions rendues en matière de créations, assistées par ordinateur2, d’œuvres créées depuis un système informatique3 ou encore de photographies, et des premières décisions ou lignes directrices outre-Atlantique4, le résultat créé par un auteur grâce à des outils d’IA bénéficie de l’application des règles du droit d’auteur. Mais, la protection implique la démonstration du caractère original de la création, ce qui implique la démonstration par l’auteur de sa maîtrise du processus créatif, notamment dans ses choix opérés en phase de conception, lors de la sélection des données input, des outils, dans la rédaction des prompts, dans la postproduction. La diversité des créations imposera une démarche casuistique des tribunaux afin d’identifier l’influence des contributeurs dans le processus créatif.
Est-ce que les commentaires des utilisateurs sur un tel contenu sont protégés par le droit d’auteur ?
Sarah Lenoir : Concernant les commentaires ou les prompts des utilisateurs, leur qualification d’œuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur s’appréciera au cas par cas, en fonction de l’empreinte originale de la personnalité de leur auteur. Quant aux commentaires des utilisateurs de contenus, bien souvent partagés, ils peuvent contenir de la connaissance (de libre parcours), mais également des éléments de raisonnement, une organisation intellectuelle propre à leur auteur et qui pourrait faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur. Les plateformes de diffusion des contenus de formation doivent se doter de règles d’utilisation encadrant les droits (et interdictions) des utilisateurs sur les contenus de formation, mais également sur les contributions de chacun via les outils collaboratifs. Le prompt, en tant qu’instruction réfléchie, organisée, élaborée selon une direction artistique, participe du faisceau d’indices dans la démonstration de l’originalité d’un résultat créé par un auteur à partir d’un SIA générative.
Comment les créateurs peuvent-ils protéger leurs droits et se prémunir contre des contestations éventuelles ?
Les créateurs de contenus de formation grâce à des outils d’IA générative doivent :
- Protéger leur création intellectuelle et conserver les preuves de leur démarche créative tout au long du processus de création, de la phase amont d’idéation à la postproduction.
- Maitriser la qualité et la légalité des jeux de données d’entrainement afin de limiter les risques de revendication de tiers. Il convient de préférer l’utilisation d’outils d’IA entrainés à partir de jeux de données dont on a la propriété ou à tout le moins la maitrise, voir le développement de modèle d’IA propriétaire.
- Favoriser les fournisseurs d’IA informant de manière transparente sur le contenu de leurs jeux de données, sur leurs algorithmes, sur leurs activités.
- Vérifier les conditions d’utilisation des outils d’IA utilisés, les garanties sur les données input, mais également la titularité des droits sur les résultats créés, ainsi que les droits réservés par le fournisseur du SIA.
- Faire valoir le cas échéant auprès des plateformes d’IA générative son refus de voir utiliser ses contenus, y compris à des fins d’entrainement (opt out).
- Encadrer les conditions d’utilisation des contenus de formation et les outils collaboratifs associés par les apprenants et formateurs, mais également par les tiers.
À suivre : La table ronde “Intelligence Artificielle et Data : pour le meilleur ou pour le pire ?” in Conférence 2023 des Lauréats du Digital Learning.
Notes :
1Il est toutefois important de noter ici l’exception posée en droit d’auteur (article L.122-5-3 du Code de la Propriété Intellectuelle) autorisant la fouille de texte et de données quelle que soit la finalité de la fouille, sauf si l'auteur s'y est opposé de manière appropriée.
2TGI Paris 5 juillet 2000 n° 97/24872, Matt Cooper c/ Société Ogilvy et Mather : « la composition musicale assistée par ordinateur, dès lors qu'elle implique une intervention humaine, du choix de l'auteur […] conduit à la création d'œuvres originales »
3Cour d’appel de Bordeaux 31 janvier 2005 n° 03/05512 : « une œuvre de l’esprit même créée à partir d’un système informatique peut bénéficier des règles protégeant les droits d’auteur, à condition qu’elle laisse apparaître même de façon minime l’originalité qu’a voulu apporter son concepteur »
4US Copyright office – lignes directrices de mars 2023 et affaire Zarya of the Dawn
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