L’irruption des intelligences artificielles (IA) génératives dans le grand public bouscule nombre de croyances, sur ce que nous pensions être hors de portée des forces de calcul. Des pans entiers de savoir humain sont désormais placés en concurrence avec la capacité des machines…
La capacité de créer, de produire des images, des sons, de nouveaux textes vient chatouiller notre ego humain. Déjà, nous perdions aux échecs, puis au jeu de go ; nos radiologues se révélaient moins performants que les algorithmes pour détecter des taches cancéreuses… Et voilà que notre créativité est à présent défiée ! De même que nous ne parviendrions pas à battre une voiture de vitesse, il faut qu’on s’habitue à cette idée : nous ne pourrons calculer / computer mieux et plus vite qu’un algorithme.
« IA générative » : cette expression laisse à penser que l’algorithme serait intrinsèquement doté d’une faculté d’engendrement, voire d’une forme de fécondité. J’observe au contraire que ce sont les formateurs qui continuent de générer des idées, des projets, des médiations, des émotions, des questions… Ils décident des missions à confier aux algorithmes auxquels ils ont accès. Ils devront, certes, avoir appris au passage à parler une nouvelle langue, savoir formuler des requêtes, explorer les techniques de computation et de recombinaison, maîtriser les opérateurs logiques, s’évertuer à poser des questions de qualité pour obtenir des réponses pertinentes ; car c’est à ces conditions qu’ils pourront valablement missionner les algorithmes.
Poser les bonnes questions est complexe, car il faut notamment se saisir du contexte, ce qu’une machine est bien en peine d’identifier, incapable de se situer par rapport à la météo, à l’histoire ou à la géographie, sauf à lui avoir auparavant donné des repères spatiaux et temporels. Les questions posées par un formateur devront aller au-delà du reflet de ses propres croyances et acquis afin d'éviter que l’IA ne produise, en matière d’idées, qu’un simple miroir déformant de l’utilisateur. Autrement dit, si l’IA peut permettre de gagner du temps en générant (par exemple) un QCM, elle ne saurait remettre en cause une pratique d’évaluation (que certains pourraient à juste titre considérer comme douteuse) pour vérifier un apprentissage.
Pour utiliser l’IA au-delà de son propre pouvoir de questionnement, le formateur devra peut-être apprendre à l'interroger collectivement. La convergence de pratiques d’intelligence collective et de pédagogie assistée par ordinateur, qui touche désormais toutes les activités dévolues au formateur (conception, personnalisation, mise en forme, présentation, animation des interactions, évaluation) est un moyen, pour le formateur, lui permet de toucher les limites de son intelligence, aussi brillante soit-elle ! Parce que la mission confiée à l’algorithme ne consiste jamais qu’à mettre en forme (phrases, images, sons) notre univers interne : nous n'obtenons, en effet, que ce que nous avons demandé ; c’est un reflet des croyances consultées et majoritaires qui nous sont ainsi renvoyées. Dans les énormes masses de données qu'elle fouille, l’IA choisit celles qui confortent notre question ; aussi, sa consultation gagnera forcément à des consultations / confrontations collectives pour obtenir une réponse enrichie et pondérée. Poser des questions ensemble, donc, pour créer des dialogues porteurs.
Doutant de la réelle créativité de l’IA, j'ai pu comparer la production d’une ingénierie pédagogique par consultation guidée de l’IA, d’une part, et par l’animation d’un séminaire de codesign, d’autre part. Si le résultat fourni par l’IA (déroulé pédagogique détaillé, consignes explicitement énoncées, propositions d’exercice variées, progression logique et dosée dans le temps, références bibliographiques) et de bonne qualité, la consultation d’un groupe en codesign produit des idées véritablement originales et décentrées, du plaisir de collaborer, de la vision partagée, bref : de la vie ! Ce qui correspond à la vocation de la formation d’être avant tout « anima », art de donner une âme. Si l'on se réfère à l’intelligence, non comme à la capacité de résoudre un problème seul ou à plusieurs, mais comme à la capacité de prendre soin du vivant, de le ressentir et de vibrer avec lui, alors le formateur doit se saisir du rôle d’aider les intelligences à se créer, se combiner, à déployer leur plein potentiel au service du vivant.
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