Claire Bernagaud (Directrice générale, Ingenium DL) aborde sereinement la question de l’IA appliquée à la formation et à l’adaptive learning. Prise de recul sur fond d’expertise et de succès (des projets notamment salués par les Trophées du Digital Learning) : si on peut douter qu'elle puisse se généraliser dans tous les domaines de l’apprentissage, l'IA n’est pas l’ennemi des professionnels de la formation qui y trouveront, au contraire, l’occasion de développer la part spécifiquement humaine de leur vocation.
Au fait, qu’appelle-t-on « adaptive learning » ?
Claire Bernagaud : L’adaptive learning, c’est l’apprentissage qui s’adapte automatiquement à l’apprenant. Concrètement, cette approche permet de proposer des parcours de formation qui s’adaptent au rythme, à la progression, aux difficultés rencontrées, aux réussites de l’apprenant. Fondé sur des algorithmes, l’adaptive learning peut s’appuyer sur différentes technologies — LMS, LRS... — qui permettent de recueillir des données liées aux actions des apprenants, à leurs réussites, à leurs erreurs… Bref : toutes les données qui vont caractériser leur chemin d’apprentissage. Sur la base des données recueillies, il est alors possible de générer automatiquement des recommandations personnalisées.
Quelles sont les promesses de l’adaptive learning ?
Claire Bernagaud : D’abord la promesse d’un apprentissage individualisé, donc forcément plus efficace. Si au début, tous les apprenants entament le même parcours, l’adaptive learning leur proposera au fur et à mesure des activités différenciées selon leur avancement. L’adaptive learning permet aussi d’identifier rapidement les difficultés rencontrées par les apprenants ou les sujets nécessitant plus d’attention pour y remédier. En s’adaptant à partir de la progression de l’apprenant, l’expérience de formation se personnalise. Le résultat ? L’apprenant se trouve, de fait, plus impliqué et plus engagé dans son apprentissage. Les données collectées dans des dispositifs d’adaptive learning présentent également beaucoup d’intérêt pour les professionnels de la formation. Performance, comportements d’apprentissage, efficacité des pédagogies utilisées… L’analyse de ces « Smart data » (données intelligentes) servira à optimiser les parcours de formation. Mais attention, cette mise en œuvre requiert des outils dédiés et une ingénierie pédagogique bien étudiée !
Quels sont les obstacles à l'adaptive learning ?
Claire Bernagaud : Les principaux obstacles sont d’ordre technique : il faut s’appuyer sur les bons outils, optimisés pour l’adaptive learning, et savoir les utiliser. L’investissement dans ces technologies et dans leur mise en place n’est pas négligeable, pas plus que le budget à prévoir pour créer des objets d’apprentissage. Rien de magique dans l’adaptive learning : il faut, bien sûr, créer les contenus de formation à orchestrer dans le parcours ! La technologie nous permettra d’identifier et d’analyser en temps réel les résultats de l’apprenant et de lui proposer d’autres activités pour palier ses manques éventuels, ce qui suppose que ces activités soient pensées et conçues en amont. La conception pédagogique est donc une étape cruciale à ne surtout pas négliger.
L’adaptive learning, c’est du concret ?
Claire Bernagaud : J’en veux pour preuve deux exemples, deux projets qui ont, d'ailleurs, été récompensés par un Trophée du Digital Learning ! Le premier, c’est un projet qu’Ingenium DL a mené avec l’AFD en 2020 pour former, d’une part, les bénéficiaires de l’aide au développement et, d’autre part, les collaborateurs de l’AFD aux processus de la passation de marchés ; un projet fondé sur le principe de l’arbre de décisions, ce qui est une autre façon de faire de l’adaptive learning. Nous avons opté pour trois voies d’accès à la formation selon les besoins de l’apprenant, dont l’une permet de construire des parcours dynamiques : un parcours individualisé avec différents modules est automatiquement généré après que l’apprenant a répondu à un questionnaire d’identification de ses besoins. C’est donc vraiment une réponse individuelle à un besoin identifié dès le départ.
Le second exemple, c’est le dispositif immersif « Hub Simerror » initié en 2022 par le centre Henri-Becquerel et réalisé par le consortium normand composé de Keyveo, INSA Rouen, CHU de Rouen et Ingenium Digital Learning. Ce dispositif, qui s’adresse aux professionnels de santé, part du principe des chambres des erreurs : dans chaque environnement développé (chambre d’hôpital, EHPAD, Patient domicile, salle d’accouchement et imagerie médicale), l’apprenant doit identifier des erreurs liées à l’hygiène, l’identitovigilance, la bientraitance, le circuit du médicament, etc. L’analyse de ses résultats dans le jeu génère un débriefing formatif personnalisé qui débouche à son tour sur une nouvelle partie avec un set d’erreurs adapté. L’adaptive learning aide alors l’apprenant à se concentrer sur le sujet qu’il maîtrise le moins pour corriger ses erreurs.
Faut-il attendre la généralisation de l’IA pour faire de l’adaptive learning ?
Claire Bernagaud : Les projets évoqués prouvent que ce n’est pas le cas. Grâce aux smart data, qui consistent à sélectionner les informations les plus stratégiques parmi les données brutes afin de les exploiter le plus rapidement possible, nous disposons déjà de moyens efficaces pour proposer des solutions d’apprentissage adaptif. L’IA va, sans doute, ouvrir le champ des possibles avec une multitude de données, renforcer les projets déjà en cours d’exploitation, et nous permettre de proposer d’autres approches, encore plus ambitieuses, dans la personnalisation des apprentissages. Mais son intégration devrait se faire par étape, via l’introduction progressive de fonctionnalités, et en fonction des avancées technologiques. Outre les investissements que j’ai déjà mentionnés, il faut se demander si l’IA aura autant de sens pour des sujets spécialisés qu’elle en a pour des thématiques généralistes.
Les professionnels de formation ont-ils du souci à se faire ?
Claire Bernagaud : On aura toujours besoin d’un pilote dans la formation ! Si l’IA apporte une aide considérable pour imaginer des scénarios, développer des activités et analyser des données, un chef d’orchestre est nécessaire pour son expertise pédagogique (identification des besoins des apprenants et spécifications des réponses adaptées) ; pour identifier les ressources requises, les activités et les organiser, pour ajuster la formation suite à l’analyse des données d’apprentissage, et pour accompagner les apprenants, leur donner envie et donner du sens aux activités… Encore cette liste est-elle loin d’être exhaustive. L’IA est une brique complémentaire, un outil qui vient certes bousculer un peu nos professions, mais sans vraiment remettre en question notre rôle. Au contraire, on peut imaginer que plus les technologies vont avancer, plus il sera essentiel de conserver l’intelligence humaine dans nos dispositifs de formation.
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