Denis Cristol (Directeur Innovation et Pédagogie, APM) répond à la demande d’e-learning Letter de donner un « contrepoint » au panégyrique ambiant sur ChatGPT, dont il brosse les enjeux et les limites. Une réflexion pour ouvrir le débat : quel mécanisme nous précipite aussi vite dans des usages (ceux de l’IA conversationnelle) dont nous ne maîtrisons ni les tenants ni les aboutissants ?
Par son irruption soudaine en direction du grand public, ChatGPT constitue ce qu’on pourrait qualifier de « double prise de position » : sur un marché monétaire, sur un marché intellectuel.
Je m’explique : ChatGPT vient prendre sa place dans la famille des technologies intellectuelles qui sont au cœur de la société de la connaissance. Cette nouvelle offre de service est immense, elle déclasse d’un seul mouvement des usages qui paraissaient jusque-là bien établis.
Au niveau individuel, ChatGPT consacre l’externalisation grandissante d’une partie des facultés de notre cerveau, de notre puissance de calcul. Cet outillage pour accélérer trouve son application dans des activités aussi créatrices de sens que l'aide à la rédaction de texte, à la prise de décision, à la conception et à l’ingénierie, à la créativité, à l’analyse.
Dans le même temps, nos circuits synaptiques sont déroutés de leurs routines habituelles pour gagner des degrés de liberté. Cette libération du temps d'attention rappelle le moment historique où l’invention du papier a remplacé le vellum : à partir du moment où des ressources d’attention ont été libérées dans l’exercice de la lecture grâce à des mots plus espacés sur du papier moins onéreux, du « temps de cerveau disponible » a été gagné pour d’autres activités, qui a probablement participé au développement d’un esprit critique (puisqu’il était désormais plus facile de se détacher des textes et de prendre du recul). Pour chaque individu, l’opportunité est réelle d’apprendre de nouveaux usages de son cerveau, par exemple, une capacité d’interpeller et d’apprendre à interroger les intelligences artificielles en langage naturel ou savant.
Au niveau de la société, ChatGPT se présente comme l’avant-garde d'autres agents conversationnels, d'autres intelligences artificielles ; il met en lumière la variété des enjeux : sociétaux, énergétiques, croissance de l’infobésité, question de la liberté et de la vérité. Des écoles invoquent des usages de « tricherie » pour l'interdire ; une posture qui peut interpeller sur l’orientation des questions d’examen, sachant que ChatGPT s’entraîne sur des milliards de données issues du passé ! Une pédagogie qui continue de produire des questions tirées du passé serait-elle le vestige d'une « pédagogie fossile » ? On peut se le demander.
À l'inverse, le potentiel de ChatGPT ne nous pousserait-il pas à fabriquer du futur, en nous conduisant à remobiliser nos spécificités humaines (intuition, imagination, affect, rêve, transcendance, méditation, contemplation, humeur, sensibilité) ? Tout se passe comme si ce robot conversationnel révélait notre « dette pédagogique », c'est-à-dire le retard que nous avons laissé s’accumuler pour intégrer les meilleures pratiques pédagogiques, moins fondées sur une reproduction du monde, notamment par l'effort de la computation et de la mémorisation, et plus sur la mise en perspective de solutions et de façons non codifiables de penser l’avenir. Autrement dit, ChatGPT et ses clones pourraient bien nous inciter à innover dans nos manières d’être et de penser, à relever le défi d'identifier les tâches non automatisables qui forment le cœur vibrant des activités humaines.
Au niveau de l'espèce humaine, des usages répétés finiront par atrophier nos capacités réflexives ou, du moins, à les faire muter comme jadis l’invention des outils a réduit notre besoin de masse musculaire pour nous adapter à notre environnement. Notre morphologie a changé tout au long de notre histoire humaine en fonction des outils employés. Qu’en sera-t-il avec cette catégorie particulière d’outils, omniprésente, envahissante et parfois subie plutôt que désirée ?
Et la question demeure : pourquoi accorde-t-on autant de crédit aux vérités auto-prophétiques de l’IA ? Quel mécanisme nous précipite aussi vite dans des usages dont nous ne maîtrisons ni les tenants ni les aboutissants ?
À suivre…
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