Attirer les jeunes talents dans l’industrie, les retenir en leur transmettant les savoir-faire critiques (souvent implicites) des seniors… Gageure tenue chez Safran grâce à une stratégie mûrement pensée de formation au poste de travail dont Franck Vermet (Intrapreneur et VP Operational Excellence) donne les grandes lignes.
Quels sont les enjeux de formation chez Safran ?
Franck Vermet : La reprise de l’activité aéronautique post-Covid aidant, Safran a annoncé l’embauche de 55 000 personnes d'ici à 2025 dont 13 000 en France. Rappelons qu’en production, les ¾ des activités sont encore manuelles malgré la forte transformation de numérisation et d’automatisation. Nous sommes confrontés à de considérables défis : tournant technologique et rupture majeure de l’aviation décarbonée, perte de savoir-faire accélérée par la crise Covid, impératif de reconversions et de montée en compétence, départs en retraite… À quoi s’ajoute la double difficulté d’attirer et de retenir des jeunes talents dans l’industrie aéronautique, et de mobiliser des experts internes fortement sollicités par ailleurs, pour partager leur expérience et pour former les nouveaux arrivants.
De la fiche de poste aux savoir-faire réellement mis en œuvre, il y a souvent une marge…
Franck Vermet : La fiche de poste utilisée par les RH décrit les compétences attendues d’un collaborateur à son poste de travail. Elles sont pratiquement traduites dans une matrice de compétences pour aider les managers à gérer le processus de fabrication ou les types de produits. Dans nos activités, dont les volumes de production sont relativement faibles et où la variabilité des produits est élevée, la combinaison des 10 à 20 « compétences critiques » de cette fiche suffit pour réaliser jusqu’à 80 % des produits. La formation au poste de travail vise à les acquérir, comme elle vise à développer les autres savoir-faire non répertoriés et pourtant tout aussi nécessaires, ceux qu’on peut qualifier d’implicites.
La formation au poste de travail s’appuie sur le modèle TWI ?
Franck Vermet : Notre approche de la formation au poste s’appuie sur trois principes. D’abord, les parcours pédagogiques sont créés avec l’expert du poste ; les compétences critiques sont identifiées, les modules de formation visant à expliciter l’implicite sont réalisés, les parcours (étapes, modalités) déployés dans le LMS de Safran. Vient ensuite la formation : la théorie dans le LMS, la pratique au poste de travail ; le tout selon une pédagogie structurée, rigoureuse, alternée, pour avoir le maximum d’impact immédiat sur la productivité. Enfin, nous validons les compétences individuelles, ainsi que le parcours complet.
Pour ce faire, nous utilisons en effet le Training Within Industry (TWI, développé par les Américains durant la Seconde Guerre mondiale) allié au digital pour illustrer le geste métier de photos ou de vidéos.
La source de la formation au poste de travail, ce sont les problèmes opérationnels à résoudre ?
Franck Vermet : Oui : nous partons toujours d’un tel problème : départ à la retraite, nouvel arrivant, transfert d’activité, problèmes qualité… Pour nous, la formation est au service de la performance opérationnelle, elle en est partie intégrante. C’est la condition d’un développement des compétences pertinent qui investit sur l’avenir du collaborateur. Cette approche permet aussi à Safran de se différencier dans la guerre des talents.
Vous utilisez aussi le modèle de Kirkpatrick ?
Franck Vermet : Les quatre niveaux du modèle de Kirkpatrick sont en effet activés :
- La satisfaction des apprenants : nous aspirons à attirer et retenir les collaborateurs dans l'industrie, des jeunes en particulier, accompagnés de façon innovante et concrète dès leur prise de poste ;
- Les apprentissages : l’alternance théorie / pratique renforce le système de formation en situation de travail, que nous avons voulu compatible avec la FEST et traçable ;
- Les changements comportementaux : la solution Hapster, que nous utilisons sur l’ensemble de la chaîne, intègre l’évaluation qualitative et quantitative des AFEST par des moments réflexifs pour qualifier, valider et maintenir l’acquisition des savoir-faire ;
- Les résultats : la mesure de l’impact sur la performance opérationnelle est reliée au calendrier de mise en œuvre de la formation au poste.
Vous parliez d’Hapster… quel bilan en tirez-vous ?
Franck Vermet : D’abord une division par deux du temps de formation nécessaire ! Nous avons également observé une corrélation entre l’utilisation de cet outil et la division, de nouveau par deux, des problèmes de qualité sur un site.
Grâce à Hapster, plus d’une centaine d’utilisateurs peuvent aujourd’hui capter des savoir-faire ou former leurs collègues dans une dizaine d’implantations. Dans une de nos filiales, une communauté de pratiques issue d’écoles industrielles, fort active, échange bonnes pratiques et contenus pédagogiques autour des savoir-faire critiques captés via Hapster
Les retours du terrain sont très positifs parce que l’utilisation du Digital Learning reflète les modes de consommation numérique grand public et que le fond s’inspire de l’essence du savoir-faire des « anciens ». Nous envisageons d’étendre cette approche à d’autres contextes de formation au poste, notamment dans les bureau : tout savoir-faire implicite (dans la tête et dans les mains d’une personne expérimentée) peut faire l’objet de ce traitement, et ouvrir à des opportunités de partage et d’apprentissage.
Des facteurs de succès, en quelques mots ?
Franck Vermet : D’abord, le repositionnement des RH et des départements L & D au cœur de la formation terrain, et le support qu’elles peuvent ainsi apporter aux opérations.
Ensuite, le sponsoring du management : le client (qui vient avec son problème opérationnel) / contributeur (disposant des moyens) doit démontrer l’importance qu’il accorde à la formation pour protéger face aux aléas opérationnels court terme.
Enfin, le système de formation au poste doit être intégré. Cette formation gagnera à être pensée dans le cadre d’une stratégie globale impliquant de multiples acteurs dans l’organisation. Mettre en place un outil digital, qu’il soit de création de vidéos, un LMS ou une matrice de compétences indépendamment ne permettra pas de former efficacement.
Propos recueillis par Michel Diaz
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