Humaniser l’humain : un projet politique autant que pédagogique, pour échapper à la mécanisation de l’humain ainsi qu’à l’humanisation des machines. L’innovation, pour Denis Cristol (Directeur innovation et pédagogie, APM), n’est pas dans la surenchère des outils, ni dans l’inspiration transhumaniste qui menace notre humanité même, mais dans « l'apprendre à apprendre pour affronter les enjeux du monde ».
Mécanisation de l'humain et humanisation des machines
Cela fait déjà longtemps que le philosophe Jean-Michel Besnier dénonce la servitude volontaire dont nous faisons preuve vis-à-vis des nouvelles technologies. Nous les absorbons sans sourciller, sans trier et nous nous faisons balader d'une plateforme à l'autre, d'un quiz à une vidéo, d'une boîte vocale à un algorithme, plus ou moins ergonomique, en cherchant à comprendre la consigne d'un concepteur ou la logique d'une instruction, plutôt que de partir de soi, de ses désirs et de son contexte.
Pendant que nos comportements se mécanisent, selon une « pédagogie comportementaliste » « (behavioriste), mâtinée de neurosciences, les effets numériques qu’on nous présente revêtent des traits ou des voix humaines. Ce qu’on nous montre comme une innovation, pour nous guider ou pour renforcer la rétention d’information ou la réalisation d’une tâche, appauvrit notre capacité d’auto-direction des apprentissages d’autant plus fortement que nous n’avons pas notre mot à dire et que nous sommes contraints de suivre des chemins tracés par avance. Ce mécanisme est analogue à celui qui entre dans l’adoption des outils. Au fur et à mesure que les humains développaient des outils, pour se soulager d’efforts physiques, leur corps perdait en capacité musculaire.
Comme outil, c’est désormais l’algorithme qui vient soulager notre cerveau plutôt que nos muscles. Dans la durée, les conséquences en seront considérables. L’apprentissage adaptatif, qui date des 1970, passe le plus souvent par l’intermédiaire d’écrans ; il cherche à nous présenter des difficultés adaptées aux réponses que nous formulons à des questions (que nous ne nous posons pas toujours) et à augmenter ainsi nos capacités cognitives par des sollicitations « adaptées » à nos « besoins ». Comme si l’apprentissage était seulement affaire de besoin, de neurones ou de cerveau ! Le désir, l’impulsion première, la curiosité sont-ils sujets à la mécanique cérébrale ? Certainement pas, une part de notre être réside dans le milieu dont nous sommes. Ce milieu n’est pas simplement le paysage de projection et d’activation de nos neurones. Il y a une limitation du milieu quand il est pensé comme « environnement d’apprentissage », c’est-à-dire en extériorité à nos histoires et nos expériences. Conserver notre symbiose au milieu passe par un minimum de frottement, et donc d’efforts.
Autre exemple : la numérisation avec les avatars sous forme de pixels colorés qui nous représentent sur des espaces en ligne, ou les robots en ligne sur des chats, cette numérisation nous ôte la possibilité de nous voir, et nous privent donc des atouts de la communication non verbale. Le projet d'absence du corps se prolonge au-delà et malgré la souffrance infligée par ce manque pendant la Covid. À présent, tout est imputé au cerveau ; Corinne Sombrun, par exemple, qui a commencé par la transe chamanique avant de se muer en psychonaute, s’intéresse à explorer la transe cognitive. Le risque de cette désincarnation poursuit incidemment la visée transhumaniste, de conscience téléchargeable.
Que nous disent les métavers de notre société ?
Les premières traces de transhumanisme apparaissent en pédagogie avec les métavers qui consacrent un pas dans « l’adieu au corps » décrit par Le Breton (2017). Tranquillement, comme sans y paraître, des opérateurs de plateforme distillent l'idée que la vision d'images nous représentant sous la forme d'avatars porte plus de valeur que la vue de notre propre image, celle-ci fût-elle déformée par une caméra et un écran. Cet évitement de l'image humaine simplifiant le lien avec des avatars numériques, une confusion des genres humain / non humain s’installe subrepticement. Dans quel but et pour quel bénéfice ? La robotisation des relations qui nous est imposée débouche sur des dialogues de sourds, car les machines sont infatigables. Nous sommes renvoyés à nos fragilités, nos baisses de régime, nos appréhensions spécifiques du monde. Le meilleur de notre humanité — empathie et communication non verbale — diminue considérablement. Ces métavers lancés avec des sommes considérables expriment le projet de quitter un peu plus la sphère sensible, celle de l’expérience singulière, au profit d’une sphère informationnelle. Toujours plus de données dans la pixélisation de soi. Nous ne sommes plus « éparpillés façon puzzle » (pour rependre une expression de Michel Audiard, dialoguiste du cultissime film « Les tontons flingueurs »), mais littéralement réduit à être une œuvre pointilliste.
Les alternatives : humanisation des humains
Pour Olivier Frérot : « La Modernité technoscientifique meurt d’un excès de rationalisation, de modélisation, d’informatisation, de numérisation, de financiarisation… bref, d’un excès de tout voir par le prisme du chiffre et de la data ». Dans cette modernité, nous perdons notre humanité. L’innovation pédagogique doit donc aussi chercher à « Humaniser les humains », la question centrale liée à crise climatique dans laquelle nous sommes plongés, étant la manière dont nous habitons nos territoires. De nombreuses initiatives s’intéressent à la reconquête démocratique par les lieux (tiers lieux / tiers chemin), à l’incarnation, au contact avec le sol, avec les arbres (sylvothérapie). C’est le pôle opposé de la décorporation promis par les métavers.
Cela passe par le renouvellement de l'éducation populaire, de ses formes d’engagements ancrées dans le réel et la réhabilitation de la question sociale, du travail ainsi que des partages de richesse. Aux illusions des réseaux sociaux (clic, e-réputation, confusion entre savoir et accès à des données, etc.) s’oppose la matérialité, les saisons, les limites planétaires, la constante recherche de soi à travers les autres. La facilitation en intelligence collective que l'on trouve dans les pédagogies des cercles et dans tous les essais communautaires pour créer des dynamiques qui nous désenclavent sont les explorations pédagogiques les plus à même de nous humaniser, de nous apprendre à faire avec les émotions, les conflits, les contradictions qui nous traversent.
Apprendre à apprendre ensemble reste l’innovation à conquérir pour affronter les enjeux du monde.
Sources : David Le Breton (2017), Le transhumanisme ou l’adieu au corps, Écologie et politique. Denis Cristol, Cécile Joly (2019), L'art de la facilitation, un art énergétique relationnel, une espérance pour la démocratie, Paris : ESF.
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