Trois questions posées à Denis Cristol, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : « Apprendre à apprendre ensemble ». Pour un rappel, salutaire en ces moments de distanciation sociale, qu’on apprend toujours ensemble, et que l’ « apprendre à apprendre » est une compétence clé de la nouvelle employabilité. Dès lors, il est essentiel de construire « l’apprendre à apprendre ensemble »…
Apprendre est-il affaire d'imitation ? Apprend-on forcément ensemble ?
Denis Cristol : Les êtres humains sont symbiotiques. Ils ne sont que les uns par rapport aux autres. Aucun être humain ne peut se concevoir entièrement singulier seul, suffisant à lui-même. Il est le fruit de la fécondité humaine, par son corps et son esprit. Par le langage qu’il a en commun avec d’autres, il se constitue, s’étaye, se développe. Il reste toujours situé dans un ensemble temporel, géographique, spirituel, émotionnel, corporel, imaginaire. Il pourrait renier toute humanité qu’il lui resterait encore des traces de sensations intra-utérines, et un destin commun à tous les êtres humains : naître, vivre et mourir. Du premier cri au dernier souffle d’autres êtres humains sont proches de ce qui se trame, nous renvoyant à notre condition.
Dès lors, apprendre est imprégné d’humanité. C’est une activité humaine caractéristique. Elle nous définit. De proche en proche, nous apprenons. Même quand l’autre est absent, les traces, les contextes que nos prédécesseurs ont façonnés sont présents, dans des livres, des artefacts, des objets du quotidien ou même dans des lignes de codes informatiques. Même l’ermite est hanté du souvenir d’autres humains quand bien même il voudrait les oublier au fond de sa caverne. Nulle possibilité d’évacuer cet autre, nulle possibilité de prendre congés de son existence.
Apprendre c’est donc faire avec les pensées, les idées, les croyances, les règles, les habitudes, les préconisations, les ordres, les choix, qui sont présents dans tous nos espaces. Apprendre, c’est donc se situer dans ces espaces soit sous la conduite d’un maître, soit de la sienne propre, soit encore en inspiration de la nature.
L’imitation est l’une des pratiques les plus répandues. René Girard évoque le désir mimétique. L’homme désire toujours selon le désir de l’Autre, dit-il. Albert Bandura évoque l’apprentissage vicariant. Que le mouvement parte d’une stimulation interne ou qu’il soit le fruit d’un modelage social, la part d’imitation est essentielle. D’ailleurs, les neurosciences ont démontré à partir des neurones-miroirs l’importance de l’imitation. L’un exécute une tâche et active certains de ses neurones, l’autre l’observe mais les scanners montrent que ce sont les mêmes neurones qui sont activés chez celui qui exécute et celui qui observe. Si l’autre est essentiel et si important, l’apprendre ensemble ne se révèle pourtant pas automatique. Il est fréquent d’apprendre côte à côte, de partager une même expérience, mais d’en tirer des conclusions fort différentes, car ces apprentissages se mêlent à des vécus dont la trajectoire est singulière et connotent de sens différent la leçon vécue.
Pourquoi apprendre à apprendre est-il devenu essentiel dans l'avenir du travail ?
Denis Cristol : Apprendre à apprendre est un savoir clé indispensable dans des sociétés où le volume des données a explosé, où les canaux de diffusion de ces données sont sujets à interprétation (complotisme, fausses informations), où les conditions d’exercice des métiers se transforment sous la pression des algorithmes et de la force de calcul associée. Apprendre à apprendre est un savoir clé pour évoluer au gré des organisations et des emplois qui se définissent et se redéfinissent en permanence pour se plier à des enjeux toujours plus complexes, sociétaux, climatiques, sociologiques, économiques, religieux, sanitaire, etc. Les formes de travail mutent, les façons de faire commun se transforment avec le télétravail, le retour de la question des territoires, les transformations géopolitiques (réindustrialisation ou délocalisation), la mutation des mix énergétiques, la mutabilité des croyances et des valeurs des clients, la décomposition des institutions (la « famille », le « parti politique », la « religion », les « identités », etc.). ces mutations nous disent d’apprendre sans cesse.
Comment apprendre à apprendre ensemble ?
Denis Cristol : Apprendre à apprendre ensemble est un moteur puissant de mobilisation des équipes et des organisations, mais également des territoires dans l’incertitude. Face à un monde chaordique (mélange d’ordre et de chaos), les défis sont nombreux pour réussir des transitions, changer de posture, trouver des services porteurs de plus de sens et de valeurs, apprendre à agir de façon plus cohésive, devenir une entreprise à mission, etc.
En pratique de nombreuses approches ont le vent en poupe comme les communautés d’intérêt, le codéveloppement professionnel, les cercles d’apprentissages, les réseaux ou rhizomes numériques, les échanges entre pairs. Chacun choisit la sienne. Mais ces approches sont à animer avec des postures plus humbles, sinon le formateur peut habiller ses anciennes pratiques de nouvelles techniques de groupe en conservant sa place de sachant. Apprendre à apprendre ensemble requiert de s’appuyer sur des postures de facilitation. Ces postures faites de non-directivité, d’écoute, de simplicité aident à poser le cadre relationnel sans interférer avec le désir collectif d’apprendre ensemble qui est le précieux fruit d’un groupe.
Apprendre les uns des autres, les uns pour les autres, les uns avec les autres, cela construit dans le même temps une culture que je nomme pairagogie (apprentissage entre pairs), mais également le sentiment que chacun a sa place, que chacun peut mettre son énergie au service du collectif et que celle-ci sera justement reconnue. Apprendre à apprendre ensemble avec l’appui d’une facilitation offre une opportunité de mieux vivre ensemble, car le vivre ensemble est lié aux façons dont nous sommes éduqués et dont nous apprenons. Si nous apprenons par la tyrannie et l’injustice il y a de forts risques que nous en intégrions ces travers dans nos vies sociales, à l’inverse si nous apprenons à apprendre ensemble il y a de fortes chances que nos comportements soient plus ouverts aux autres et que la vie en société soit également plus fluide.
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